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Olivier Lebars Aresky-Aoun

  • Olivier Lebars / Arezky-Aoun

  • 1900, L'affaire Cézanne, du 22 janvier au 12 mars 2016

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  • L'affaire Cézanne

    Dans le dialogue des yeux qu’ils entretiennent depuis plus de trente ans, les peintres Arezki-Aoun et Olivier Le Bars ont décidé de se remettre dans la main de Cézanne, pour une expérience inédite de peinture. Se remettre dans la main de Cézanne, qu’est-ce à dire ? Non pas chercher à retrouver un motif, que ce soit une Sainte-Victoire, des baigneuses, une vue de l’Estaque ou une nature morte de pommes, mais entrer dans les gestes de ce peintre et les suivre vers cette vue de l’esprit que fut alors un tableau de Cézanne : soit, de façon absolument nouvelle, un tableau d’une telle ouverture qu’il semblait la seule fenêtre véritable donnant sur le futur, celle où les peintres les plus aventureux allaient aussitôt s’engouffrer et, avec eux, cet autre siècle qui débutait.

    Ici n’est pas le lieu d’inventorier un héritage, et d’ailleurs ce n’est pas la visée d’Arezki-Aoun et d’Olivier Le Bars. D’autant que, passée l’impulsion décisive et immédiate que certains ont reçu de Cézanne – Picasso, Braque, Derain, Matisse, Léger, Mondrian, Malevitch, mais aussi Rainer Maria Rilke, etc. – le mouvement de descellement continu de l’art s’est fantastiquement accéléré, se diffractant en maintes propositions qui n’avaient plus rien à voir avec son œuvre peint. Mais même ainsi recouvert, même statufié en cette icône classique de la modernité, même privé de sa force d’effraction et de l’infinie puissance d’œuvre de ses toiles, Cézanne n’en reste pas moins celui qui a donné à la peinture une autonomie décisive, comme Mallarmé l’avait fait pour le poème. Par-delà la question de la représentation à laquelle il demeurait attaché, par-delà son souci constant du motif qui le reliait à une tradition picturale où il voulait s’inscrire, il a ouvert le tableau aux pouvoirs exploratoires de la peinture, faisant de son espace le théâtre d’une puissance interrogative, puissance inquiétante-belle où se réfléchir et se projeter au-delà de tout motif référentiel, dans un monde de pures lignes et de pures couleurs.

    Un siècle plus tard, l’idée-même d’histoire a été pulvérisée par le mouvement d’accélération et de déconstruction ayant saisi toutes les sociétés et toutes les existences. L’individualisme contemporain, souvent désiré avec une servile ferveur, transforme chacun en une monade errante, glissant sur la nappe d’un présent informel perpétuellement cloné, et parachève ce processus d’effacement du sujet historique. Le geste de peinture entrepris aujourd’hui par deux individus extrêmes, y compris dans leur gémellité, n’est pas pour autant un retour. Il consiste plutôt à comprimer en eux le siècle et à retendre ainsi un ressort, capable de libérer cette énergie dont Cézanne fut l’un des noms. Ce faisant, ils retraversent aussi leur histoire afin que le battement intérieur de leurs propres commencements et de leur découverte, alors, de Cézanne puisse s’articuler en un rythme neuf, accordé à l’écho de son ancienne et première pulsation. Tel est leur pari, qui tient à la fois d’une archéologie historique de la vision et d’une généalogie personnelle de l’ascendance. Il possède cette largeur de vue qu’on appelle une profondeur. Qu’il leur faille, au passage, parcourir tout un siècle d’histoires et de peintures, pour en recevoir les éclats comme les secousses, n’étonnera que ceux qui vivent au présent, dans la seule et parfois belle béance d’aujourd’hui.

    Ce pari ne me fut pas immédiatement sensible quand je vis leurs premières esquisses, des copies ou des études de quelques toiles de Cézanne. Mais, outre que ce dernier se rendait lui aussi au Louvre, pour y copier les maîtres anciens et en méditer la leçon, il s’agissait bien pour Arezki-Aoun et Olivier Le Bars de reprendre, par la main et par les yeux, le trajet des gestes du peintre, avec sa touche si singulière, là où la couleur était le dessin et associait l’aplat et le contour dans une neuve unité. Mais bientôt j’aperçus quelles lignes de tension ils dégageaient vers eux-mêmes à partir des tableaux de Cézanne. Etudiant Campagne de Bellevue (1892-1895), avec la géométrie de toits et de façades de ses fermes, ils en synthétisaient les rythmes et les valeurs dans l’esprit du premier cubisme, celui de Maisons de l’Estaque de Braque ou du Réservoir à Horta de Picasso (1907-1908), mais pour atteindre aussitôt l’abstraction la plus radicale qui s’y trouvait aussi en germe. Cette ligne d’histoire – dont un ancien « dessin-flèche » d’Olivier Le Bars[1] avait déjà restitué la vitesse immédiate de désignation des horizons les plus lointains – les deux peintres lui ont donné la forme d’une sculpture qui est une frise horizontale d’un noir mat, absorbée dans sa propre obscurité, comme pour manifester l’inconnu infiniment reconduit d’où les artistes véritables de ce dernier siècle dégagèrent les formes nouvelles qu’il ne cessait de réclamer. Ainsi se voient reliés le constructivisme russe de Vladimir Tatline, Antoine Pevsner, Lazare Lissitsky et le minimalisme géométrique de Donald Judd, Sol Lewitt et Robert Morris.

    Si cette œuvre possède une certaine évidence, elle n’en frappe pas moins par sa mutité et sa force d’objection. Quant au chemin qui conduit aux grands tableaux que les deux peintres réalisent, chacun de son côté ou à quatre mains, il est plus aventureux et il le sera longtemps, puisqu’ils sont un état provisoire encore fort éloigné de leur version finale. On est là dans un laboratoire où se dévoile un peu ce que les deux peintres cherchent des yeux, même si leur visée reste suspendue aux aléas de leurs réorientations futures.

    Dans un tableau d’Arezki-Aoun, on voit le vieux Cézanne en jean, redingote rose et chapeau melon tendre une pomme à une jeune fille d’aujourd’hui, vêtue d’une robe légère à bretelles. Ce geste à travers le temps, qui porte en lui le temps plus ancien encore de la Genèse, se déplie néanmoins en un autre, plus cézannien, qui est une invitation à contempler cette pomme dans sa simple concrétude de fruit sous la lumière. Deux histoires du regard se rejoignent dans ce prisme : l’épisode du péché universel est celui qui ouvrit le regard des amants et précipita en eux la révélation de leur condition ontologique après que, s’étant unis, « leurs yeux se dessillèrent » et leur dévoilèrent qu’ils étaient nus. Mais le simple fruit tendu, offert à la contemplation des yeux, dit aussi la splendide distance, saisissable et insaisissable du monde, dans cette « objectivité sans limites » (Rilke) dont le peintre transcrivit la réalité picturale. Il n’est pas d’objectivité véritable qui ne soit le fruit défendu d’une subjectivité absolue, d’un « inter-dit » transgressant la barrière entre soi et l’autre pour nous ouvrir au monde. Telle est la leçon secrète de la scène sexuelle inaugurale que contient la Genèse.

  • Dans la vie de Cézanne, Les Baigneuses sont venues rappeler sur le tard un trouble sexuel qui avait hanté ses premières années de peintre. Elles prirent la forme de cette Arcadie paisible, moins scandaleuse que Le Déjeuner sur l’herbe de Manet, où des femmes vivaient dans la complicité harmonieuse d’une nature qui, à l’image de la voûte des arbres, se penchait vers elles. Homme pudique, solitaire et sauvage, Cézanne ne pouvait peindre la nudité « sur nature » et recourir aux services de modèles vivants, alors que les sarcasmes de la bourgeoisie aixoise devant ses excentricités de peintre se doublaient, comme dans toute ville de province à la morale étriquée, d’une surveillance vétilleuse, faite de coups d’œil jetés derrière les rideaux ou les persiennes, et qui se serait aussitôt scandalisée à la perspective de telles séances de pose dans l’atelier du vieil homme, si tant est qu’il n’en aurait pas été lui-même infiniment troublé. Aussi travaillait-il à l’aide de croquis rapportés du Louvre dans ses carnets, de livres de poses académiques et même d’un rudimentaire petit mannequin de bois.

    Les Cinq baigneuses de 1885-1887 ont été un point de départ essentiel dans la réflexion des deux peintres et ils en ont dessiné de nombreuses versions. Olivier Le Bars en a même repris deux des silhouettes dans un grand tableau, mais en les agençant d’une façon telle que leur signification en est possiblement tout autre. Quand, dans le tableau de Cézanne, la femme qui se tenait debout, à gauche, faisait corps avec ses quatre compagnes, elle est décalée dans celui de Le Bars, et un peu en surplomb d’une autre femme assise qui, dans les deux tableaux, lève les yeux vers elle. Mais désormais la première désigne du doigt la seconde, tandis que la ramure de l’arbre situé derrière elle a, de façon plus explicite, la forme d’une aile. Si bien que l’on assiste maintenant à une annonciation qui, au-delà du thème chrétien, est celle du monde pictural découvert par le peintre aixois. Dans l’inachèvement de son état actuel, ce tableau d’Olivier Le Bars est assez éloigné des ultimes toiles de Cézanne où de fantastiques mosaïques de tâches colorées, qui partout laissaient sourdre le blanc de la toile, étaient la prémonition d’un rêve peint qui donnait déjà à voir la pulvérisation à venir des regards et l’ensemencement nouveau de la peinture. Il en est peut-être même l’inverse, quelque chose comme le fragment ruiné, le reste d’une promesse qui fut certes tenue mais dont la peinture n’est plus, en tout cas seule, le lieu de sa reconduction.

    Il n’est pas anodin que cette méditation sur l’œuvre de Cézanne se condense en deux gestes, l’offrande de la pomme et l’annonciation de l’ange. Ce sont deux ouvertures qui continuent de diffuser leur résonance le long d’une immense tessiture d’harmoniques et de sens. Et me surprend moins encore que ce « retour amont » effectué par les deux peintres se déplie sur toute une histoire de la peinture antérieure à Cézanne. Cela est plus vrai encore dans le tableau qu’ils réalisent à quatre mains. Peindre à plusieurs est un exercice périlleux qui suppose une confiance mutuelle et une égale humilité, les exemples en sont fort rares.[2] Occasion est donnée aux peintres d’aiguiser l’un par l’autre leur singularité, tout en accordant le faisceau de leurs yeux dans un même geste de peinture. Qu’on l’entende comme on veut, mais celui-ci procède d’un amour partagé, amour de l’énergie, amour de la mélodie, même dissonante, même cerclée de fer et sarclée de machines d’un siècle qui fut aussi celui des ponts-levis, des dés jetés en avant et des risques assumés qui valent mieux, à tout prendre, que de n’en prendre aucun. Quoiqu’il en soit, l’exercice est aussi la chance donnée au tableau de s’ouvrir autrement, en ménageant partout les chiasmes, les relais, les ruptures ou les tours de main introduits par cette pratique. Elle confère à ce tableau sa dimension de collage où la possibilité jamais annulée d’une scène n’en est pas moins démentie par son palimpseste apparent.

    L’aventure tentée par Arezki-Aoun et Olivier Le Bars est sans doute moins déclamatoire. Elle n’est pas exempte d’une certaine mélancolie ni surtout d’un humour un peu désabusé devant le monde tel qu’il va, c’est-à-dire assez mal. Il s’incarne dans leur autoportrait en ânes, ces ânes où il est loisible à chacun d’entendre le nom de leur inspirateur. Je les ai souvent appelés pour moi-même les « Baolas », une anagramme que me suggéraient leurs initiales et qui évoque l’exotisme de leur étrange aventure. Je me les figure comme les représentants d’un peuple très ancien, une tribu dispersée qui parcourt la terre et continue à chercher des yeux une formule visuelle. Avec leur inactualité apparente, où on ne verra pas davantage de réfugiés jetés sur les routes ou de villes incendiées par les guerres civiles qu’il n’y avait de grèves de mineurs ou de trains à vapeur dans ceux de Cézanne, leurs tableaux n’en prennent pas moins le temps de porter le monde, dans le dépliement vertical d’une peinture d’histoire, seule capable de figurer l’utopie sans visage de son perpétuel et bouleversant matin.

    Disons donc que ce tableau est un paysage, une montagne où est couchée une immense silhouette ; au premier plan, une bergère s’éloigne ; à droite, deux ânes méditatifs nous regardent. Cette silhouette, c’est bien sûr celle de Cézanne embrassant la terre, à moins qu’il ne dorme et que son sommeil continue de veiller sur le paysage auquel, son doigt tendu le dit, le peintre devait tout. Ses traits sont empruntés à un tableau de Masaccio représentant Saint-Nicolas protégeant trois jeunes filles que leur père, pauvre et endetté, s’apprête à livrer à la prostitution. Quant à la bergère, c’est une enfant ou une adolescente dont la démarche a quelque chose d’égyptien (...)


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    Retrouver le blog de l'affaire Cézanne sur:
    http://laffairecezanne.blogspot.fr/


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    Vernissage le jeudi 21 janvier 2016 à partir de 18h

    Renseignements:
    Galerie Fernand Léger
    93 Avenue Georges Gosnat
    94200 Ivry-sur-Seine
    Téléphone : 01-49-60-25-49

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